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Denis Odoi, l’homme qui ne fait jamais rien comme les autres

Matthias Stockmans Matthias Stockmans is redacteur van Sport/Voetbalmagazine.

À 33 ans, Denis Odoi casse la baraque au Club Bruges et s’apprête à disputer sa première Coupe du monde avec le Ghana. Sa fin de carrière n’a rien d’une dernière ligne droite mais dans son cas, ce n’est pas tellement étonnant. Portrait d’un footballeur atypique.

Notre première rencontre, en août 2011, est de celles qu’on n’oublie pas. Ça se passe dans la petite salle de presse du stade Constant Vanden Stock, qui ressemble encore à un café. Denis Odoi, qui vient d’arriver chez les pros du Sporting, est suspendu. Au repos du match contre Mons, il se retrouve à nos côtés au bar. Il est extrêmement rare qu’un joueur se présente spontanément en salle de presse, encore moins lorsqu’il est jeune et que, deux semaines plus tôt, à l’occasion de ses débuts sous le maillot anderlechtois, il a directement vu rouge contre Louvain. Mais il se balade tranquillement parmi les journalistes qui ne l’ont pas épargné. Avouez qu’il faut les avoir solidement accrochées… On échange quelques mots. Il nous dit qu’il veut savoir à quoi ça ressemble, une salle de presse. Ce jour-là, on comprend que ce gars-là est différent des autres joueurs.

À Anderlecht, on l’appelle Le Professeur et on le dit prétentieux: « Denis, tu dois connaître ta place », lui dit le manager, Herman Van Holsbeeck.

Plus tard, lorsqu’il part à Lokeren, on apprend à mieux le connaître. C’est un pion de base sur l’échiquier de Peter Maes. Un leader dans le vestiaire doublé d’un interlocuteur accessible, jovial et agréable pour les journalistes. Il a un avis sur tout, mais est suffisamment intelligent pour ne pas dévoiler les ingrédients de la cuisine interne.

En 2016, lorsqu’il quitte la Belgique pour une aventure londonienne, il s’ouvre encore davantage. Loin de l’opinion publique belge, le défenseur s’épanouit complètement. Ce citoyen du monde à l’esprit libre profite pleinement de l’anonymat et des possibilités qu’offre la capitale anglaise. Il adore les bars à café à la mode, les magasins de disques, le mélange de cultures et la façon dont les Anglais vivent le football: tout y est réglé comme du papier à musique, mais les joueurs jouissent d’une grande autonomie. Parfois, c’est à vélo qu’il se rend à Craven Cottage, le stade de Fulham. Et pour se déplacer en ville, il utilise le métro, comme tout le monde. On se souvient de la fois où on l’a appelé pour une interview et où la communication s’est coupée à plusieurs reprises. En fait, il avait pris les transports en commun pour se rendre à une formation de barista -l’art de faire du café. C’est du Denis Odoi tout craché: un footballeur pro à l’allure d’éternel étudiant.

Comment il est devenu pro

Denis grandit à Louvain dans des conditions assez difficiles. Sa mère, une Belge, travaille dur pour combler l’absence d’un père. Les relations avec celui-ci, un Ghanéen, ont toujours été troubles. Denis estime que sa jeunesse est du domaine privé et on le respecte.

Il va à l’école au Collège du Sacré-Coeur à Heverlee, où il fréquente un petit garçon qui a toujours un ballon aux pieds ou sous le bras: Dries Mertens. Herman, le père de Dries, est professeur d’éducation physique. La famille Mertens va jouer un rôle important dans la jeunesse des deux garçons qui ont du talent. Ils jouent ensemble en équipes d’âge au Stade Louvain puis à Anderlecht. Herman fait souvent office de chauffeur pour les emmener à l’entraînement. « C’était un peu mon père adoptif », dit Denis. « Quand c’était nécessaire, il n’hésitait pas à me remettre à ma place. »

À 33 ans, Denis Odoi, ici à la course avec Radja Nainggolan, a choisi le Club Bruges pour son come-back au pays.
À 33 ans, Denis Odoi, ici à la course avec Radja Nainggolan, a choisi le Club Bruges pour son come-back au pays.© BELGAIMAGE

Après le collège du Sacré-Coeur, Odoi fréquente l’école de sport de haut niveau au Redingenhof. Il se débrouille bien mais est souvent collé car il a de l’esprit et ne parvient pas toujours à se taire. Surtout face à l’autorité. « Étais-je un rebelle? Non, je manquais plutôt de subtilité », dira-t-il plus tard à ce sujet. Et selon lui, Dries n’était pas le dernier à faire des bêtises. « Il en faisait autant que moi mais il était plus malin, tout le monde l’adorait. Donc, quand il se passait quelque chose, c’était moi qu’on pointait du doigt car Dries, non, ce n’était pas possible… »

Au fil du temps, le football occupe de plus en plus de place dans sa vie. Il joue en jeunes à Anderlecht, mais fait aussi du futsal. À l’âge de douze ans, il remporte notamment le Challenge Sljivo, à Liège, un des tournois en salle les plus prestigieux d’Europe. Son équipe, avec Dries Mertens, Sven Kums et Kevin Mirallas, est invincible. À seize ans, il part pour un an au Racing Genk, mais hormis son amitié avec Steven Defour et David Hubert, il n’en garde pas un excellent souvenir. Il revient alors à ses racines, à Louvain, où le Stade a fusionné avec Oud-Heverlee. Alors qu’il joue en Espoirs pour 400 euros par match, il travaille dans un café du centre-ville pour joindre les deux bouts. Ça ne l’écarte cependant pas du droit chemin: l’alcool ne l’a jamais intéressé et, malgré son caractère frivole, il s’est toujours soigné avec beaucoup de professionnalisme, notamment en pratiquant des exercices de prévention. Ce n’est pas un hasard s’il a suivi une formation en éducation physique.

Ce petit boulot de garçon de café illustre bien combien Odoi a du caractère car, dans sa jeunesse, il a souvent été confronté au racisme. « Quand j’avais seize ans et qu’on sortait, je devais sans cesse montrer mon passeport tandis qu’à mes deux copains blancs, on ne demandait rien. Mais ça ne m’a jamais traumatisé », dit-il. Odoi n’a rien d’un Calimero.

Au début de la saison 2006-2007, quand Guido Brepoels le reprend dans le noyau A d’OHL, alors en D2, une nouvelle porte s’ouvre pour lui. Brepoels ne tarit pas d’éloges à son sujet: « Ce garçon a tout: il sait jouer au football, il a une bonne mentalité et une détente phénoménale. De plus, il vit pour son sport. C’est un futur arrière droit, mais il peut également jouer dans l’axe ou même en 6. » Aujourd’hui, on se dit que Brepoels avait vu clair.

L’envers du décor

En 2008, Guido Brepoels part à Saint-Trond. Un an plus tard, il y amène son poulain. Cette saison-là, les Canaris créent la surprise en terminant à la quatrième place. Denis Odoi est titulaire et, pour la première fois, sa polyvalence lui fait du bien: il joue la plupart du temps comme arrière droit, mais aussi parfois comme numéro 8 et même une fois en 10. Ça lui permet de faire étalage de sa créativité – merci le futsal – et il régale même de quelques passes à l’aveugle ou de talonnades. En dehors du terrain, il se fait un nouvel ami pour la vie, le défenseur Ludovic Buysens. Un gars qui, comme lui, manie l’ironie, le cynisme même parfois. Et qui sait qu’il y a autre chose que le football dans la vie puisqu’il passe ses temps libres à peindre des toiles. C’est ainsi qu’il offre à Odoi un portrait de Ray Charles, la légende de la soul que Denis adore. L’équipe met souvent le café du Stayen sens dessus-dessous. C’est également à cette époque qu’il rencontre Katleen Thijs, originaire d’Overpelt. Elle deviendra son épouse.

Malgré son caractère enjoué, Odoi s’est toujours soigné à la perfection, faisant notamment des exercices de prévention.

À 23 ans, plus rien ne semble devoir arrêter Denis Odoi. Anderlecht, le club où il a passé la plupart de ses années de formation, lui fait une proposition. Il se dit que ça ne se refuse pas, mais ne sait pas encore que ce sera le pire choix de sa carrière. Ses débuts chez les Mauves sont un mauvais présage: Anderlecht s’incline 2-1 face à OHL et il est exclu dès la première mi-temps pour un tacle sévère. Il écope de trois matches de suspension et voit ainsi Marcin Wasilewski et Guillaume Gillet passer devant lui dans la hiérarchie des arrières latéraux. Ça ne changera plus.

Au cours de cette première saison, Ariël Jacobs lui donne encore du temps de jeu, notamment en play-offs 1, mais l’arrivée de John van den Brom lui est fatale. Entre l’entraîneur néerlandais et son défenseur, qui n’a pas sa langue en poche, le courant ne passe pas. Odoi découvre l’envers du décor. Lors d’une interview à coeur ouvert accordée à Sport/Foot Magazine, il ne tourne pas autour du pot: « Ces deux saisons à Anderlecht m’ont changé… et pas nécessairement en bien. Je suis plus rancunier, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose pour un sportif de haut niveau, mais je constate qu’à l’entraînement, je suis parfois découragé, alors qu’en temps normal, je me donne toujours à 100%. » Il doute de lui-même et n’éprouve plus aucun plaisir sur le terrain. À Anderlecht, il découvre qu’au plus haut niveau, l’argent et la hiérarchie jouent un grand rôle. « J’étais habitué à dire ma façon de penser ou à demander des explications lorsque c’était nécessaire mais au Sporting, je n’étais que réserviste et un réserviste n’a pas le droit de faire ça. » Dans le vestiaire, on le surnomme Le Professeur et on le prend pour un prétentieux. « Denis, tu dois connaître ta place », lui dit un jour le manager, Herman Van Holsbeeck. En 2013, malgré deux titres de champion, il quitte le Parc Astrid avec un sentiment d’inachevé.

Odoi, ici face à Leeds en Premier League, a immédiatement charmé les supporters de Fulham.
Odoi, ici face à Leeds en Premier League, a immédiatement charmé les supporters de Fulham.© BELGAIMAGE

Le retour, avec Peter Maes

Lokeren lui tend une bouée de sauvetage. Peter Maes le veut absolument. Et Denis veut à tout prix collaborer avec Maes. Il sait bien que le coach limbourgeois va l’enguirlander. « Mais avec lui, au moins, je pouvais répondre », dit-il. Dans un vestiaire sans vedette, il retrouve ses meilleurs sensations. Pas au poste d’arrière droit mais à celui d’arrière gauche, sur son mauvais pied. Il devient un pion essentiel sur le terrain mais aussi dans le vestiaire, où il fait partie du conseil des joueurs et discute des primes.

Sur le plan privé aussi, il mûrit. Il quitte Louvain pour prendre un appartement à Anvers. On se souvient d’une interview au coffee bar Starfish & Coffee, où il était arrivé à vélo avec son chien Mona – un dogue français – dans un panier posé sur le guidon. Hilarant. Il avait commandé un thé à la menthe fraîche et un sandwich au houmous, après quoi il s’était lancé dans un plaidoyer pour l’écologie: il avait vu un documentaire interpelant sur l’industrie du saumon et participait aux Journées sans viande . Il est rare de pouvoir parler de ces choses-là avec un joueur pro et Denis en était conscient. Mieux: il y prenait du plaisir.

Son pote Dennis Praet, avec qui il a joué à Anderlecht, le qualifie d’ alti, pour alternative hipster. Il préfère échanger des infos ou discuter avec ses équipiers que jouer à la PlayStation. Lorsqu’il part en voyage à Miami avec Vincent Kompany, Dries Mertens, Marvin Ogunjimi et Vadis Odjidja, il préfère visiter la ville que passer la journée à la piscine. Et avec Mousa Dembélé, son jeu favori consiste à citer le plus de capitales possibles.

C’est aussi à Dembélé qu’il téléphone lorsqu’en 2016, il reçoit une proposition émanant d’une de ces capitales: Londres! Fulham, l’ancien club de Dembélé, évolue en Championship depuis plusieurs années, mais a l’ambition de remonter en Premier League. Après trois grosses saisons à Lokeren et alors qu’il lui reste un an de contrat, le président Roger Lambrecht l’autorise à rejoindre le club de son choix. Malgré une offre plus intéressante de La Gantoise, où Hein Vanhaezebrouck le veut à tout prix, Odoi opte pour la D2 anglaise. Notamment parce que Gand veut l’obliger à faire affaire avec un certain Mogi Bayat. « Un agent qui pense qu’on peut tout acheter avec de l’argent », dit Odoi sans citer de nom mais en étant très clair quant à sa façon de penser. Il opte pour une aventure à l’étranger et ne va pas le regretter une seule seconde…

À Fulham, il reçoit le prix du joueur qui s’engage le plus dans les projets sociaux et il assume le rôle d’ambassadeur du club auprès des écoles.

Le chouchou Craven Cottage

On est présent à Craven Cottage lorsqu’il y effectue ses débuts, en août 2016, à l’occasion d’un match au sommet face à Newcastle, grand favori pour le titre cette saison-là. Odoi entame la rencontre au poste d’arrière droit et son équipe s’impose 1-0 mais après le match, on ne parle que du nouveau défenseur belge qui, à la 80e, a contrôlé du dos une longue passe croisée de Michael Madl avant de passer son homme. Journalistes, consultants, supporters: tout le monde se lève et se prend la tête dans les mains. Craven Cottage a un nouveau chouchou. Lorsqu’on en discute avec lui après le match, Odoi tourne ça à la dérision, comme toujours: « Mince, ils vont vouloir que je fasse ça chaque semaine. »

Denis Odoi a évolué durant cinq saisons et demi à Fulham. Il pose ici devant sa maison du sud-est de Londres.
Denis Odoi a évolué durant cinq saisons et demi à Fulham. Il pose ici devant sa maison du sud-est de Londres.© BELGAIMAGE

En six ans à Fulham, Odoi connaît des hauts et des bas sur le plan sportif: deux montées en Premier League et autant de culbutes en Championship. Il joue souvent, mais n’est jamais titulaire indiscutable. Au sein du club comme à l’extérieur, on l’apprécie pour son humanisme et son engagement social. C’est ainsi qu’il reçoit le prix du joueur qui s’engage le plus dans des projets sociaux et qu’il assume la fonction d’ambassadeur du club auprès des écoles: tous les mois, il consacre quelques heures à parler avec des étudiants.

Sur le plan humain, Odoi s’épanouit à Londres. Avec sa fiancée, Katleen, il emménage dans une maison mitoyenne de Barnes, un quartier vert du sud-ouest de Londres. Café, mode, musique: à Londres, Odoi n’a pas le temps de s’ennuyer. Il écume les quartiers à la mode comme Shoreditch, à la recherche de vinyles d’artistes de soul ou de hip hop qu’il adore: Black Pumas, Nas, Michael Kiwanuka, The Teskey Brothers. Lorsqu’on lui rend visite à Barnes, il nous reçoit chaleureusement. On fait une promenade avec le chien, les courses et il nous invite à rester dîner. On parle de journalisme et de sa colère au sujet des copiés-collés tendancieux d’une certaine presse en ligne: « l’art du journalisme se perd », a-t-il encore déclaré voici peu dans une interview accordée à Het Nieuwsblad.

Lors de l’été 2017, il épouse Katleen et ils ont un premier enfant, Isaak. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il refuse une nouvelle proposition de La Gantoise. Avec un bébé, le couple veut de la stabilité. L’hiver dernier, alors qu’il lui reste un an de contrat à Fulham, il estime qu’il est temps de partir. Bruges lui propose un contrat de deux ans et la famille, qui s’est encore agrandie avec l’arrivée de jumeaux, s’installe à la Côte belge. Et tant pis s’il doit faire une croix sur une prime de montée pratiquement assurée à Fulham.

À 33 ans, c’est Bruges qui offre à Denis Odoi, formé et déçu par Anderlecht, la reconnaissance qu’il méritait en Belgique. La situation a quelque chose d’ironique et il doit être le premier à en rire. De plus, il vient d’effectuer ses débuts en équipe nationale du Ghana ( voir encadré). Son année 2022 est donc pleine de surprises. Et son éternelle curiosité, qui l’avait amené à nos côtés dans la salle de presse en 2011, est enfin récompensée. Comme il nous le disait encore récemment sur Whatsapp:  » Life is like a box of chocolates… ».

Une fois Diable rouge, à la Coupe du monde avec le Ghana

Denis Odoi a joué un match avec l’équipe nationale belge. C’était le 25 mai 2012, une rencontre amicale face au Monténégro. Marc Wilmots l’a laissé nonante minutes sur le terrain et il s’est plutôt bien débrouillé. Mais par la suite, il n’a plus été appelé. Il a souvent déclaré que ce genre de sélection dépend du club dont on porte le maillot. Pour lui, l’équipe nationale est parfois une vitrine qui ne sert qu’à augmenter la valeur marchande d’un joueur. Des paroles mal passées auprès de certains.

Au cours des dernières années, il a souvent été sollicité par les médias ghanéens et la fédération de ce pays, mais ça n’avait jamais été concret. Denis a encore de la famille au pays de son père, mais il n’y était jamais allé. Jusqu’à ce qu’au début de l’année, un mail d’ Otto Addo lui annonce qu’il était sélectionné. Ses papiers étaient enfin arrivés! Comme il n’avait joué qu’un match amical avec la Belgique, il pouvait encore changer d’équipe nationale. Lors des matches de barrage pour la Coupe du monde face au Nigeria, Odoi a été titulaire les deux fois. Au match aller – pour sa toute première visite au Ghana -, il a joué arrière droit et son équipe n’a pas encaissé. Au retour, un nul (1-1) a suffi au Ghana pour arracher son ticket pour le Qatar. À 34 ans (il les fêtera le 27 mai), Odoi devrait donc disputer sa première Coupe du monde.

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